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Imaginez. Vous ouvrez votre boîte aux lettres. Un courrier en recommandé avec accusé de réception. Vous l’ouvrez. Ça vient de France télévisions, votre employeur. Vous êtes convoqué pour un entretien préalable à un éventuel licenciement. Dans une semaine. Imaginez ce qui va se passer dans cette tête. « Qu’est-ce que j’ai fait » ? Rien de précisé dans la lettre. Vous avez bien une petite idée, mais tout reste flou. Les dernières semaines au bureau. C’est arrivé si vite. Une période de tension extrême. Des échanges aigres doux avec votre chef. Des gestes brusques. Des messages envoyés qui n’auraient pas dû sortir de votre téléphone. Ce besoin de sortir, brusquement, pour prendre l’air, pour ne pas étouffer, malgré le JT qui approche. Malgré le sous-effectif et la surcharge de travail qui retombe sur les autres. Tout cela tourne en boucle dans votre tête mais vous ne savez pas ce que l’on vous reproche exactement. Votre conjoint est lui aussi dans un état de sidération. Il vous demande : « Mais comment est-ce possible de convoquer quelqu’un pour le virer sans lui donner le motif » ? Vous ne savez quoi répondre. La première nuit est un cauchemar. La deuxième, la troisième aussi, et ainsi de suite. Impossible de fermer l’œil. Le chômage à plus de cinquante-cinq ans, c’est 75 % de risques de ne pas retrouver un emploi, disent les statistiques. Il va falloir continuer à rembourser l’emprunt immobilier, payer les études des enfants, essayer de tenir jusqu’à la retraite pour ne pas finir dans la misère. Votre médecin vous a arrêté car vous êtes incapable de remettre les pieds au travail. Comment pourriez-vous croiser le regard de cette N+1 qui est certainement derrière cette convocation ? Les jours se traînent avec l’aide de tranquillisants jusqu’à la date du rendez-vous. Vous arrivez dans un état second dans la pièce où se trouvent déjà vos accusateurs. On vous lit le motif de l’entretien. Vous essayez de vous défendre. Mais vous n’avez pas pu vous préparer ou accumuler des preuves en votre faveur puisque vous ne saviez pas de quoi on vous accuse. L’asymétrie d’information. Le savoir, c’est le pouvoir, vous vous dites en vous mordant les lèvres. « Ce n’est pas normal » ! lancez-vous à ce DRH qui égrène, le visage impassible, les griefs qui vous sont reprochés. « Oui, mais c’est la loi », rétorque-t-il d’une voix égale. Oui, mais la loi est mal faite, encore une fois en faveur des patrons. C’est ce que vous pensez pendant que le délégué du personnel, à côté de vous, essaie de prendre votre défense. Alors que vous le laissez parler, vous passez en revue toute votre carrière. La fermeture de votre service et son transfert vers une filiale. Votre attachement à votre entreprise, et surtout à votre contrat de travail. Votre reclassement dans un emploi équivalent en termes de qualification mais incomparablement moins riche que le métier que vous avez connu auparavant. On a bien tenté de vous faire évoluer vers les nouveaux process, les nouveaux outils, mais vous ne trouvez pas que le produit se soit amélioré. Au contraire, il a baissé en qualité. « Le son est pourri ! », vous entendez souvent chez vos collègues. Des journalistes vous disent : « On n’a plus le temps de faire de l’investigation. On passe notre temps à répondre aux commandes des éditions ». Vous vous souvenez de votre ancien bureau et de vos collègues, que vous avez côtoyés pendant des années. Et puis on vous a déménagé. Une fois, deux fois, trois fois. Jusqu’à vous retrouver dans un grand espace avec de belles plantes, une belle moquette anti-bruit, mais vous n’avez plus de bureau à vous. D’ailleurs, une partie du temps, depuis le covid, vous le passez chez vous, tellement vos relations avec votre chef sont devenues exécrables. Au moins là, vous avez encore des repères. A France télévisions, tout bouge tout le temps. Les murs, les meubles, les chefs, les services. On dirait que c’est une technique de management, pour éviter que vous vous sentiez à votre aise. « C’était comme ça aussi à France télécom ... », vous a soufflé un jour un délégué syndical. Vous avez tenu bon. Vous avez voulu être force de proposition, mais vous vous êtes rendu compte que ce n’était pas ce qu’on vous demandait. Ce qu’on attendait de vous, c’était d’être un simple exécutant, mais en restant vous-même, et toujours motivé, positif et souriant. Mais comment rester soi-même quand on vous a dépossédé de votre métier, de votre savoir-faire, de votre expérience, puisque ce métier, c’était vous-même ? « Vous avez tenu des propos insultants envers votre N+1 », dit soudain le DRH. Ça oui, vous vous en souvenez, quand vous vous êtes emporté parce que le nouveau logiciel vous empêchait de bien faire votre métier. Mais vous n’avez pas compris que ce logiciel, c’est lui qui redessinait votre métier et que vous étiez entré dans une logique de rationalisation du travail qui n’était pas pensée par les travailleurs eux-mêmes mais par des ingénieurs informatiques, qui vous prenaient pour un cobaye, dont les actions et réactions étaient analysées pour améliorer l’outil, mais pas vos conditions de travail. Le taylorisme 2.0 ! Un jour, on vous a annoncé une grande réorganisation de votre service. Ça portait un beau nom. Presque biblique ! Ils allaient commencer par repenser l’architecture des locaux, et ensuite ils vous présenteraient la suite du projet. Mais les syndicats se sont rendu compte que le projet en question allait conduire à une refonte totale des métiers et forcément à une diminution du personnel. Une fois la phase architecturale passée devant les élus, ce serait trop tard. Impossible de revenir en arrière. Toujours cette asymétrie d’information ! La direction avance masquée mais il suffit de voir les projets architecturaux pour deviner ce qu’elle nous prépare. Le projet Campus ? C’est un bâtiment du siège limité à l’information et la gestion des antennes, et toute la production transférée à la filiale. Le projet Tempo ? Sous couvert de régionalisation de France 3, vous voyez bien maintenant que le véritable objectif était de séparer les régions du siège et de préparer la fusion avec France bleu. Mais comme le savoir, c’est le pouvoir, pas question de tenir informé les salariés. L’entreprise, pourtant, elle vous appartient autant qu’à la direction. C’est vous qui l’avez fait fonctionner et lui avez donné une bonne partie de votre vie. Vous ne la reconnaissez plus et elle ne vous reconnaît plus. D’ailleurs beaucoup de vos collègues sont maintenant des prestataires extérieurs. Alors vous vous retrouvez dans ce bureau, face à ce DRH qui vous menace de licenciement. Vous, ici, c’est toi, c’est moi, c’est nous, c’est tout le personnel de cette entreprise, y compris ce DRH en habits de procureur, qui du jour au lendemain peut se retrouver dans la situation de ce salarié. La multiplication de ce genre de parcours individuels conduit inévitablement à la multiplication des entretiens disciplinaires en vue d’un licenciement. C’est mécanique. C’est mathématique ! Aujourd’hui, les syndicats doivent faire face à une avalanche de convocations. C’est un plan social qui ne dit pas son nom. Ya basta ! Ça suffit !
Paris, 26 mars 2025
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